lundi 12 avril 2010

Le Vieux Démon et les Quatre Coudées du Politique (I)

Introduction

Le texte qui suit est à l'origine une lettre écrite en 2002 issue d'une correspondance avec Monique-Lise Cohen, écrivain et philosophe, qui m'avait invité à dénouer les nœuds du politique et de la théologie. L'occasion m'en avait été donnée à la suite de la parution de l'ouvrage Le Meurtre du Pasteur de Benny Lévy. (…)

La question de savoir pourquoi l'on écrit est une vieille question. La place qu'occupe le roman policier dans la littérature est loin d'être ancillaire. Un des derniers en date, le livre de Benny Lévy intitulé "Le Meurtre du Pasteur", s'il n'appartient pas explicitement au genre du roman policier d'énigme, y est suffisamment apparenté pour mériter d'ouvrir une enquête.

Si l'écrivain écrit « avec les ressources mêmes de l'angoisse » (Pierre-Henri Castel, à propos de Kafka) ou pour arracher les morts à l'oubli (Wiesel), le philosophe, lui, certainement écrit pour tuer ses propres démons. Le vieux démon, c'est au fond toujours le mobile par excellence du crime. Ainsi, dans l'essai de Benny Lévy, de l'engagement politique. L'auteur de roman policier a le loisir de jouer du mobile du crime et élever la duperie au niveau de l'art; le philosophe ne dispose pas de cette liberté. Il y a une corrélation paradoxale: plus le démon est métaphysique, plus le philosophe le traine comme un boulet et moins il parvient à s'en débarrasser. L'auteur de roman policier lui n'aspire à la métaphysique que par surcroît, si le lecteur veut bien lui faire cette grâce – à la condition préalable que ce dernier accepte de se faire berner. Non seulement cette imposture est étrangère à l'entreprise philosophique, mais elle se doit d'être dénoncée.



Du coup, l'aveu originel de Benny (la liquidation de son engagement politique), est-il une honnêteté intellectuelle superfétatoire ou une nécessité philosophique majeure, fondamentale même, qui, toute honte bue, est à la mesure du nouvel enjeu qu'il se propose de nous faire découvrir ? Il n'y a pas de réponse univoque à cette question; ouvrons le livre et commençons l'intrigue.





Platon le Vieux



Dès le début, Platon est convoqué et à mon avis, c'est la partie la plus lisible du livre. Rarement la question du Politique n'a été posée de manière plus incisive que dans ces premières pages. Et pourtant, dès le début, Benny Lévy laisse entendre la thèse qu'il s'apprête à pourfendre: la hauteur du Politique appartient au Politique. Cette thèse – et surtout la manière de la présenter – contrevient à un principe fondamental du roman policier: entre le meurtre et le mobile du meurtre, l'un des deux au départ doit être laissé dans l'ombre. La part de l'ombre (Jean Tardieu) n'importe pas qu'au poète.



Or, si Platon est le nec plus ultra de la question du Politique, nous dit Benny Lévy, c'est précisément parce qu'il en reconnaît, ou touche, l'aporie fondatrice. Le lecteur qui a un peu de flair saisit dès lors l'issue du roman: il va assister à la mise à mort du vieux démon. Cette affirmation brute nécessite une requalification, un raffinement, mais au fond, c'est de cela dont il s'agit. Quel est le vieux démon ? La tentative de fonder, malgré tout, le Politique, c'est-à-dire de dépasser l'aporie, de résoudre le problème que Platon n'a pas su ou n'a pas voulu – un certain doute plane à ce sujet – résoudre. Ce que André Néher appelle « coiffer l'histoire sur le poteau ».



Quelle est l'aporie fondatrice ? L'aporie est que le Politique requiert à la fois l'autonomie humaine vis-à-vis des dieux et l'absolu divin qui fait défaut aux hommes. Sans autonomie humaine, le Politique est ancillaire dans l'économie divine. Sans référence à l'absolu, le Politique est dérisoire.



Le philosophe peut-il véritablement s'adresser à tous et à chacun ? Le philosophe véritable sait que ce pouvoir-là ne lui appartient pas. Or l'engagement politique, c'est précisément aller vers la multitude, la convaincre. Toute l'ambiguïté de l'entreprise est là.



Après tout, Platon occupe à lui seul un tiers de l'intrigue. Si le seul homme vénérable qui trouve grâce aux yeux de Benny Lévy est bien celui-là, l'engagement politique moderne – qui lui ne supportera pas le balancement de l'aporie fondatrice – n'a absolument aucune chance de réhabilitation. On a reconnu ici le principe du suspense – quand la victime du roman policier est désignée, à l'avance.



Nous avons donc à la fois la victime et le mobile du crime. Il est des circonstances où l'on préférerait que le philosophe fût quelque peu davantage malhonnête et plus méticuleux dans l'art de tisser sa toile. La lumière est ici plus vive sur la victime que sur le mobile du crime. Or, comme la résolution de l'énigme exige de se faire dans le sens inverse de la narration, on se prend tout à coup à soupçonner que la victime n'est pas celle qu'on croit être.

(à suivre)

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