lundi 12 mai 2014

Sainteté authentique et sainteté illusoire



Ne sois pas indifférent au sang de ton prochain (Lév. 19, 16)
  sainteté authentique et sainteté illusoire

par Ayelet Wieder Cohen

            La fin du mois de Nissan, jours de transition et de retour à la routine, jours après la fête du printemps et de la liberté, où l'on balaye les miettes de matsoth, l'on lave les nappes et les chemises blanches tachées par la betteraves et le vin rouge du Seder, transition biblique du Cantique des cantiques (lu Chabbath Hol ha-Moed) à la parachah Quedochim. "Parle à toute l'assemblée des enfants d'Israël et dis-leur: soyez saints."

            Nehama Leibowitz attire notre attention sur le fait que la parachah Quedochim s'ouvre de manière différente des autres parachoth du Lévitique; ainsi le Midrach affirme: "Cela vient nous apprendre que la parachah a été dite à l'assemblée… parce que la majeure partie des enseignements de la Torah en dépendent" (Lévitique, Torat Cohanim). "Soyez saints", grand commandement général, qui se décline et s'explicite en une infinité de détails – leqet, chi`hkhah et peah (respectivement les commandements agricoles de laisser la glanure dans le champ, de laisser ce qui a été oublié dans le champ et de ne pas retourner le prendre et de laisser un coin du champ pour le pauvre et l'étranger), le commandement d'honorer la personne du vieillard, celui d'aimer son prochain comme soi-même,…, "devant un aveugle ne place pas d'obstacle", "ne sois pas indifférent au danger de ton prochain". Un échantillon de commandements qui dit tout entier: considère ton prochain ou ta prochaine, celui ou celle qui vit à côté de toi, certain(e)s sont blessé(e)s, d'autres brisé(e)s, d'autres encore sont affaiblis, ils ont besoin de toi.

            Dans la suite de la parachah apparaissent les interdits sexuels. "Si un homme épouse sa sœur, fille de son père ou fille de son père, qu'il voit sa nudité et qu'elle voit la sienne, c'est un `hessed… il a découvert la nudité de sa sœur, il en portera la peine." (Lév. 20, 17). Verset difficile dans tous les sens du terme. Difficile à avaler et difficile à comprendre. "C'est un `hessed" – quelle est la signification du mot `hessed [qui signifie habituellement bonté, bien, NDT] dans le contexte d'une transgression d'un tabou majeur ? Une transgression qui fait partie des trois au sujet desquelles nous sommes ordonnés de périr plutôt que de les commettre: l'idolâtrie, les relations sexuelles interdites et le meurtre. Les relations sexuelles interdites  (gilouï `arayoth) sont équivalentes aux yeux du Saint béni soit-il au meurtre et à l'idolâtrie (Sanhedrin 106).

            "C'est un `hessed" – Rachi explique: mot araméen, "`herpah", honte (Genèse 34, 14), "`hassouda". Rachi nous renvoie au livre de la Genèse, au viol de Dinah et procède à une symétrie croisée entre les mots "`hessed" et "`herpah". Dans notre parachah, le mot (en hébreu)  hessed = `herpah (honte) en araméen et dans la parachah de Dinah, `herpah en hébreu est traduit par `hassouda en araméen [qui a la même racine que hessed et a aussi la connotation de bien]. Confusion des langues et inversion du sens qui nous laisse, lecteurs et lectrices, dans une grande confusion. Il me semble que cette confusion des langues est ce qui caractérise la blessure sexuelle. Sándor Ferenczi, le psychanalyste qui fut l'élève de Freud, s'intéressa à ce phénomène de confusion des langues et écrit à ce sujet un article qui s'intitule "confusion des langues entre les adultes et l'enfant: la langue de la tendresse et la langue du désir". [Confusion de langue entre les adultes et l'enfant, Paris, Payot, coll. "Petite Bibliothèque Payot", 2004]. Il distingue les besoins infantiles de contact dans lequel il y a tendresse et délicatesse sans pulsions des besoins de l'adulte dans lesquels les pulsions sont déjà éveillées. Selon lui, lorsque les besoins infantiles de lien et de contact fondés sur la tendresse rencontrent l'adulte qui ne réagit pas à l'enfant dans la langue qui lui convient, mais au contraire s'adresse à lui dans ses propres besoins pulsionnels, cette rencontre produit un traumatisme. Il semble que même lorsque survient une relation sexuelle entre frères et sœurs une confusion de langues a lieu, une confusion entre la langue de la proximité familiale et la langue de la proximité sexuelle, une confusion destructrice et douloureuse qui désarticule et défait la cellule familiale. L'inceste entre frère et sœur est une sorte de bombe nucléaire déposée au sein de la maison et menace l'existence de la famille; en raison de la puissance de cette menace, souvent, la blessure demeure un secret scellé, et pourtant même de sa cachette secrète, la bombe envoie un rayonnement radioactif fortement destructeur.

            Le film "Standing Silent" est un documentaire qui témoigne des efforts de surmonter les agressions sexuelles dans la communauté juive de Baltimore aux Etats-Unis. Le documentaire suit l'enquête d'un journaliste, Phil Jacobs, qui écrit dans le journal "The Jewish Times" de Baltimore. Jacobs publie une série d'articles sur les abus sexuels dans la communauté juive de la ville, dont les victimes sont des enfants, des adolescents, des adolescentes et des femmes. Dans l'un des cas dont il est question dans le film, les agresseurs sont un rabbin et son fils. "Peu de personnes sont capables d'affronter ce sujet qui menace et fait peur", c'est ainsi que Phil Jacobs explique sa solitude pour monter le film. Il choisit de publier les noms des agresseurs, à la suite de quoi il reçoit des critiques extrêmement violentes de personnes de la communauté."Il y avait toujours quelqu'un qui venait me crier combien la famille de l'agresseur souffre, à quel point il souffre de ce que son nom a été rendu public. Personne ne venait me dire: je souffre de ce que la victime a enduré."

            Dans le film apparaît le rav Abraham Twerski, psychiatre qui est interrogé sur le chemin de son travail qui consiste à traiter les cas difficiles d'agressions sexuelles. Juif mûr, dont la barbe est blanche comme neige, revêtu d'une kippah de velours noire, proéminente sur ses cheveux blancs, il semble sorti tout droit d'un tableau du 19ème siècle de Mauricy Gottlieb. Il explique d'une parole calme la gravité de l'interdit du lachon ha-ra' ]la langue du mal, habituellement traduit par la mauvaise langue, interdite qu'elle soit calomnieuse ou non, NDT] et explique que l'interdit du lachon ha-ra' se trouve dans le même verset de notre parachah Quedochim dans lequel nous est donné le commandement: "Tu ne colporteras pas (le mal par la parole) dans ton peuple, tu ne seras pas indifférent au danger de ton prochain" (Lév. 19, 17). "Ce que cela nous enseigne, c'est que si nous sommes dans un cas où il faut enfreindre l'interdit de lachon ha-ra' afin de sauver une vie humaine d'un danger, nous sommes dans l'obligation de le faire. Si nous ne faisons pas tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher l'agression, alors nous sommes complices de cet acte." Dans la conversation entre Phil Jacobs, son épouse et ses filles, ils parlent de la difficulté de voir la souffrance et la persécution auxquelles est soumis Phil Jacobs en tant qu'homme présentant un miroir à la communauté, miroir qui révèle des faces obscures, cachées et silencieuses. Jacobs explique à ses filles la tendance de la société religieuse à trouver plaisir au fait que tout le monde partage "la même gamelle". "Mais que se passe-t-il quand la nourriture de la gamelle est empoisonnée ?". L'état de silence imposé aux victimes dans la communauté religieuse, il le définit de manière précise comme la "fausse sainteté religieuse". Il semble que la parachah de Quedochim trace pour nous la fine ligne de partage séparant la sainteté religieuse illusoire de celle qui est authentique. La sainteté illusoire impose l'interdiction du lachon ha-ra' dans le dessein de réduire au silence les victimes et de laisser dans l'obscurité les crimes qui sont commis. Une société qui est fondée sur la sainteté authentique est celle qui aide les faibles qui sont en son sein, les vieux, les pauvres et les aveugles, qu'il s'agisse des aveugles au sens physique ou métaphorique. Une société qui empêche l'agression et la violence par leur prévention et la révélation de ces actes qui sont perpétrés dans l'ombre. Une société qui prend sur elle la responsabilité de réhabiliter les victimes qui vivent en son sein, comme l'explique très bien Judith Herman dans son livre "Trauma and recovery" (en anglais, 1994), "le soutien des autres dans l'expérience traumatique est une condition première au retour à la perception que le monde a un sens. Dans ce processus, les victimes recherchent de l'aide pas seulement parmi leurs proches, mais plus largement dans la communauté. La réaction de la communauté a une influence profonde sur la résolution définitive du traumatisme. La résorption de la déchirure entre la victime du traumatisme et la communauté repose d'abord dans la reconnaissance publique que le traumatisme a eu lieu, et ensuite sur les formes que peuvent prendre l'action communautaire. Dès qu'il est reconnu publiquement qu'une personne est victime, il est du devoir de la communauté de prendre sur elle la responsabilité du crime et d'en réparer les dommages. Ces deux réactions – reconnaissance et réparation du dommage – sont nécessaires afin de rétablir le sens de l'ordre et de la justice des victimes." La reconnaissance du mal et le soutien personnel et public aux victimes sont le peu qu'il nous est donné de faire, le peu qui est beaucoup.

Ayelet Wieder Cohen est psychologue clinicienne. Traduit de l'hébreu par Moshe Wolfowicz. Texte original paru dans Chabat Chalom.