mardi 20 juillet 2010

Méditation sur Ticha Beav

Aujourd'hui est Tich'ah Beav: le jour le plus triste du calendrier juif, le jour halakhique de deuil du Temple.

Ce jour est d'abord associé à la destruction du Premier Temple (auquel se réfère Meguilat Eikhah) et à la destruction du Second Temple. Dans la longue histoire du peuple juif, Tich'ah Beav non seulement s'est perpétué comme jour de deuil mais aussi s'est cristallisé comme la réalité massive pluriséculaire de l'exil.
Pendant près de deux mille ans, le peuple juif a vécu comme un peuple exilé de sa terre et de son Temple, dispersé à la surface de la terre, soumis aux nations, sans autonomie politique nationale.

Tout Juif est le produit de cette réalité historique. Et pourtant, dans l'histoire d'Israël, cette réalité a d'abord été perçue comme une réalité religieuse. La littérature des Qinoth [Lamentations] que nous lisons à Tich'ah Beav témoigne non seulement de la catastrophe de la destruction des Temples, mais aussi de la réalité des communautés juives en exil, en-dehors de la terre d'Israël, bien après la destruction du Second Temple. Le Minhag Achkenaz évoque l'autodafé des manuscrits du Talmud à Paris qui eut lieu au milieu du treizième siècle dans la célèbre Qinah attribuée au Maharam de Rothenbourg:

 שאלי שרופה באש לשלום אבליך
 המתאוים שכון בחצר זבולך
השואפים בעפר ארץ
 והכואבים המשתוממים עלי מוקד גליליך

Bien que cet évènement ait eu lieu près de douze siècles après la destruction du Second Temple, cette Qinah est lue dans la plupart des communautés achkénazes du monde et en Israël le jour de Tich'ah Beav.  

Pourquoi ? Quel lien unit la destruction du Temple et l'autodafé de Paris ? L'autodafé de Paris sans aucun doute fut perçu comme l'une des nombreuses conséquences dramatiques de l'exil. Plus étonnant: cette perception n'est pas le produit d'une conscience historique au sens des historiens. Les Juifs contemporains de l'autodafé de Paris ne connaissaient pas et ne cherchaient pas à connaître les détails historiques de la destruction du Temple.  Leur conscience était d'une autre nature. L'histoire n'avait un sens pour eux que relativement au religieux. Comme l'ont remarqué certains historiens, les évènements fondamentaux demeuraient les évènements bibliques en fonction desquels leur vie s'organisait. Ainsi la Qinah אש תוקד בקרבי [un feu m'embrase de l'intérieur] qui date du Moyen-Âge et qui est lue dans toutes les communautés juives (achkénazes et sépharades):

אֵשׁ תּוּקַד בְּקִרְבִּי בְּהַעֲלוֹתִי עַל לְבָבִי צֵאתִי מִמִּצְרָיִם
וְקִינוֹת אָעִירָה לְמַעַן אַזְכִּירָה צֵאתִי מִירוּשָׁלָיִם
אָז יָשִׁיר משֶׁה שִׁיר לֹא יִנָּשֶׁה בְּצֵאתִי מִמִּצְרָיִם
וִיקוֹנֵן יִרְמְיָה וְנָהָה נְהִי נִהְיָה בְּצֵאתִי מִירוּשָׁלָיִם

Un feu m'embrase quand s'élève sur mon coeur le souvenir -- quand je sortis d'Egypte
Et j'élève mes lamentations au nom du souvenir -- quand je sortis de Jérusalem
Moïse chanta un chant inoubliable -- quand je sortis d'Egypte
Et Jérémie se lamenta et soupira -- quand je sortis de Jérusalem 

Le parallélisme entre la sortie d'Egypte, sous la conduite de Moïse, et l'exil hors des murs de Jérusalem, prophétisé par Jérémie, est évident et est relevé par tous les commentateurs. Ce qui frappe un historien comme Yossef 'Hayim Yerouchalmi, c'est que la lamentation est écrite à la première personne (Quand je sortis d'Egypte... quand je sortis de Jérusalem). Dans son livre lumineux Zakhor, il écrit (p. 59, trad. E. Vigne):

Ne voir là qu'une licence poétique serait une grave erreur. Cet usage délibéré du "je" dépasse largement le domaine de la diction poétique; il renvoie à un problème plus large. Car les souvenirs que libéraient les rites et la liturgie, quels qu'ils fussent, n'étaient pas objets d'intelligence, mais d'évocation et d'identification. Remontaient soudainement à la surface du passé -- les indices sont suffisamment nombreux qui en témoignent -- non pas les faits que l'on jugeait avec distance, mais des situations dans lesquelles chacun pouvait plus ou moins se retrouver existentiellement.

Malheureusement, Yerouchalmi reste flou sur ces "situations dans lesquelles chacun pouvait plus ou moins se retrouver existentiellement". Quel mécanisme est-il à l'oeuvre ? Par quel procédé ces paroles parlent-elles aux Juifs qui se retrouvaient pour les chanter ? Ces paroles nous parlent-elles encore aujourd'hui ? Dans la postface à la réédition américaine (Postscript: reflections on Forgetting) écrite plusieurs années après, Yerouchalmi est plus affirmatif: en dernière analyse, c'est la halakhah qui garde, sinon le Juif, du moins la norme du sensé pour le Juif. Le contraire de l'oubli n'est pas nécessairement la mémoire mais la justice. Pour cette justice soit juste, il faut se frayer un chemin dans les turpitudes du monde, -- chemin à la fois individuel et collectif, à la fois personnel et filial --  et marcher. Dans son sens collectif, c'est la halakhah. Les sages du Talmud l'avaient déjà exprimé sous forme homilétique:

הליכות עולם לו (חבקוק 3:6), אל תקרי הליכות אלא הלכות - מגילה כ''ח ע''ב

Les voies du monde sont Siennes ('Habaqouq 3:6), ne lis pas "voies" (halikhoth) mais "lois" (halakhoth). -T.B. Meguilah 28b.

Cependant, une forme de dégrisement est ici nécessaire et il y a un autre point auquel nous aimerions retourner. Les Qinoth ne furent pas composées par pur goût de la poésie. Elles expriment toutes les métaphores que des générations de Juifs aspirèrent à recréer dans leur vie traversée par de nombreuses souffrances. Elles se nourrissent de toute la richesse de l'histoire -- même si l'histoire en tant que telle ne fut pas un objet d'étude pour le peuple juif pendant la majorité de son histoire (voir le chapitre "Historicité et contemporanéité" sur ce sujet dans notre article sur David Halivni).  Ainsi le chant de Moïse אז ישיר משה (Exode 15) auquel se réfère le payetan dans אש תוקד בקרבי pour le contraster avec les pleurs de Jérémie résonne-t-il différemment pour le Juif qui connaît ou a connu l'amertume de l'exil. Les lamentations de Jérémie sont rappelées dans la Qinah avec un verset de Michée (2:4)

וִיקוֹנֵן יִרְמְיָה וְנָהָה נְהִי נִהְיָה בְּצֵאתִי מִירוּשָׁלָיִם

et elles s'approfondissent dans l'existence du Juif qui les lit. Les versets et les expressions bibliques ont elles-mêmes un sens vécu dans le présent. La renaissance de l'hébreu est, elle aussi, le produit de cette histoire singulière de l'exil.

Cette observation mérite d'être réaffirmée: la renaissance de l'hébreu non seulement n'a pas mis fin à cette histoire, ainsi que certains Juifs l'ont cru, mais elle en est le produit. L'indépendance politique des Juifs, sous la forme de l'état d'Israël actuel, n'a pas mis fin à la galout, à l'exil: elle a approfondi, comme les Qinoth que nous lisons, le sens de l'exil. Cet exil existe dans les mots même de notre indépendance - et peut-être même dans nos mots tout court.