Ne sois pas indifférent au sang de ton
prochain (Lév. 19, 16)
– sainteté authentique et
sainteté illusoire
par Ayelet Wieder Cohen
La fin du mois de Nissan, jours de transition et de retour à la
routine, jours après la fête du printemps et de la liberté, où l'on balaye les
miettes de matsoth, l'on lave les nappes et les chemises blanches tachées par
la betteraves et le vin rouge du Seder, transition biblique du Cantique des
cantiques (lu Chabbath Hol ha-Moed) à la parachah Quedochim. "Parle à toute
l'assemblée des enfants d'Israël et dis-leur: soyez saints."
Nehama
Leibowitz attire notre attention sur le fait que la parachah Quedochim s'ouvre
de manière différente des autres parachoth du Lévitique; ainsi le Midrach
affirme: "Cela vient nous apprendre que la parachah a été dite à
l'assemblée… parce que la majeure partie des enseignements de la Torah en
dépendent" (Lévitique, Torat Cohanim). "Soyez saints", grand
commandement général, qui se décline et s'explicite en une infinité de détails
– leqet, chi`hkhah et peah (respectivement les
commandements agricoles de laisser la glanure dans le champ, de laisser ce qui
a été oublié dans le champ et de ne pas retourner le prendre et de laisser un
coin du champ pour le pauvre et l'étranger), le commandement d'honorer la
personne du vieillard, celui d'aimer son prochain comme soi-même,…, "devant
un aveugle ne place pas d'obstacle", "ne sois pas indifférent au
danger de ton prochain". Un échantillon de commandements qui dit tout
entier: considère ton prochain ou ta prochaine, celui ou celle qui vit à côté
de toi, certain(e)s sont blessé(e)s, d'autres brisé(e)s, d'autres encore sont
affaiblis, ils ont besoin de toi.
Dans la
suite de la parachah apparaissent les interdits sexuels. "Si un homme
épouse sa sœur, fille de son père ou fille de son père, qu'il voit sa nudité et
qu'elle voit la sienne, c'est un `hessed… il a découvert la nudité de sa
sœur, il en portera la peine." (Lév. 20, 17). Verset difficile dans tous
les sens du terme. Difficile à avaler et difficile à comprendre. "C'est un
`hessed" – quelle est la signification du mot `hessed [qui
signifie habituellement bonté, bien, NDT] dans le contexte d'une transgression
d'un tabou majeur ? Une transgression qui fait partie des trois au sujet
desquelles nous sommes ordonnés de périr plutôt que de les commettre:
l'idolâtrie, les relations sexuelles interdites et le meurtre. Les relations
sexuelles interdites (gilouï `arayoth)
sont équivalentes aux yeux du Saint béni soit-il au meurtre et à l'idolâtrie
(Sanhedrin 106).
"C'est
un `hessed" – Rachi explique: mot araméen, "`herpah",
honte (Genèse 34, 14), "`hassouda". Rachi nous renvoie au
livre de la Genèse, au viol de Dinah et procède à une symétrie croisée entre
les mots "`hessed" et "`herpah". Dans notre
parachah, le mot (en hébreu) hessed
= `herpah (honte) en araméen et dans la parachah de Dinah, `herpah en
hébreu est traduit par `hassouda en araméen [qui a la même racine que
hessed et a aussi la connotation de bien]. Confusion des langues et inversion
du sens qui nous laisse, lecteurs et lectrices, dans une grande confusion. Il
me semble que cette confusion des langues est ce qui caractérise la blessure
sexuelle. Sándor Ferenczi, le psychanalyste qui fut l'élève de
Freud, s'intéressa à ce phénomène de confusion des langues et écrit à ce sujet
un article qui s'intitule "confusion des langues entre les adultes et
l'enfant: la langue de la tendresse et la langue du désir". [Confusion de langue entre les adultes et l'enfant,
Paris, Payot, coll. "Petite Bibliothèque Payot", 2004]. Il distingue les
besoins infantiles de contact dans lequel il y a tendresse et délicatesse sans
pulsions des besoins de l'adulte dans lesquels les pulsions sont déjà
éveillées. Selon lui, lorsque les besoins infantiles de lien et de contact fondés
sur la tendresse rencontrent l'adulte qui ne réagit pas à l'enfant dans la
langue qui lui convient, mais au contraire s'adresse à lui dans ses propres
besoins pulsionnels, cette rencontre produit un traumatisme. Il semble que même
lorsque survient une relation sexuelle entre frères et sœurs une confusion de
langues a lieu, une confusion entre la langue de la proximité familiale et la
langue de la proximité sexuelle, une confusion destructrice et douloureuse qui
désarticule et défait la cellule familiale. L'inceste entre frère et sœur est
une sorte de bombe nucléaire déposée au sein de la maison et menace l'existence
de la famille; en raison de la puissance de cette menace, souvent, la blessure
demeure un secret scellé, et pourtant même de sa cachette secrète, la bombe
envoie un rayonnement radioactif fortement destructeur.
Le film
"Standing Silent" est un documentaire qui témoigne des efforts de surmonter les agressions
sexuelles dans la communauté juive de Baltimore aux Etats-Unis. Le documentaire
suit l'enquête d'un journaliste, Phil Jacobs, qui écrit dans le journal
"The Jewish Times" de Baltimore. Jacobs publie une série d'articles
sur les abus sexuels dans la communauté juive de la ville, dont les victimes
sont des enfants, des adolescents, des adolescentes et des femmes. Dans l'un
des cas dont il est question dans le film, les agresseurs sont un rabbin et son
fils. "Peu de personnes sont capables d'affronter ce sujet qui menace et
fait peur", c'est ainsi que Phil Jacobs explique sa solitude pour monter
le film. Il choisit de publier les noms des agresseurs, à la suite de quoi il
reçoit des critiques extrêmement violentes de personnes de la
communauté."Il y avait toujours quelqu'un qui venait me crier combien la
famille de l'agresseur souffre, à quel point il souffre de ce que son nom a été
rendu public. Personne ne venait me dire: je souffre de ce que la
victime a enduré."
Dans le
film apparaît le rav Abraham Twerski, psychiatre qui est interrogé sur le
chemin de son travail qui consiste à traiter les cas difficiles d'agressions
sexuelles. Juif mûr, dont la barbe est blanche comme neige, revêtu d'une kippah
de velours noire, proéminente sur ses cheveux blancs, il semble sorti tout
droit d'un tableau du 19ème siècle de Mauricy Gottlieb. Il explique
d'une parole calme la gravité de l'interdit du lachon ha-ra' ]la langue du mal, habituellement traduit par la mauvaise langue,
interdite qu'elle soit calomnieuse ou non, NDT] et explique que l'interdit du
lachon ha-ra' se trouve dans le même verset de notre parachah Quedochim dans
lequel nous est donné le commandement: "Tu ne colporteras pas (le mal par
la parole) dans ton peuple, tu ne seras pas indifférent au danger de ton
prochain" (Lév. 19, 17). "Ce que cela nous enseigne, c'est que si
nous sommes dans un cas où il faut enfreindre l'interdit de lachon ha-ra' afin
de sauver une vie humaine d'un danger, nous sommes dans l'obligation de le
faire. Si nous ne faisons pas tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher
l'agression, alors nous sommes complices de cet acte." Dans la
conversation entre Phil Jacobs, son épouse et ses filles, ils parlent de la
difficulté de voir la souffrance et la persécution auxquelles est soumis Phil
Jacobs en tant qu'homme présentant un miroir à la communauté, miroir qui
révèle des faces obscures, cachées et silencieuses. Jacobs explique à ses filles
la tendance de la société religieuse à trouver plaisir au fait que tout le
monde partage "la même gamelle". "Mais que se passe-t-il quand
la nourriture de la gamelle est empoisonnée ?". L'état de silence imposé
aux victimes dans la communauté religieuse, il le définit de manière précise
comme la "fausse sainteté religieuse". Il semble que la parachah de
Quedochim trace pour nous la fine ligne de partage séparant la sainteté
religieuse illusoire de celle qui est authentique. La sainteté illusoire impose
l'interdiction du lachon ha-ra' dans le dessein de réduire au silence
les victimes et de laisser dans l'obscurité les crimes qui sont commis. Une
société qui est fondée sur la sainteté authentique est celle qui aide les
faibles qui sont en son sein, les vieux, les pauvres et les aveugles, qu'il
s'agisse des aveugles au sens physique ou métaphorique. Une société qui empêche
l'agression et la violence par leur prévention et la révélation de ces actes
qui sont perpétrés dans l'ombre. Une société qui prend sur elle la
responsabilité de réhabiliter les victimes qui vivent en son sein, comme
l'explique très bien Judith
Herman dans son livre "Trauma and recovery" (en anglais, 1994),
"le soutien des autres dans l'expérience traumatique est une condition
première au retour à la perception que le monde a un sens. Dans ce processus,
les victimes recherchent de l'aide pas seulement parmi leurs proches, mais plus
largement dans la communauté. La réaction de la communauté a une influence
profonde sur la résolution définitive du traumatisme. La résorption de la
déchirure entre la victime du traumatisme et la communauté repose d'abord dans
la reconnaissance publique que le traumatisme a eu lieu, et ensuite sur les
formes que peuvent prendre l'action communautaire. Dès qu'il est reconnu
publiquement qu'une personne est victime, il est du devoir de la communauté de
prendre sur elle la responsabilité du crime et d'en réparer les dommages. Ces
deux réactions – reconnaissance et réparation du dommage – sont nécessaires
afin de rétablir le sens de l'ordre et de la justice des victimes." La
reconnaissance du mal et le soutien personnel et public aux victimes sont le
peu qu'il nous est donné de faire, le peu qui est beaucoup.
Ayelet Wieder Cohen est psychologue clinicienne. Traduit de l'hébreu par Moshe Wolfowicz. Texte original paru dans Chabat Chalom.
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