Le droit talmudique, par François-Xavier Licari
Les ouvrages sur le droit hébraïque en langue française
sont très peu nombreux; de plus, ils sont en général difficiles d'accès.
L'ouvrage de François-Xavier Licari est une heureuse exception. Cet essai, qui
paraît dans la collection "Connaissance du droit" des éditions
Dalloz, se propose d'introduire le lecteur à la genèse, aux sources et aux
structures du droit hébraïque.
Le droit hébraïque (traduction française de michpat 'ivri) est certainement un des droits les plus anciens encore en
existence. Ce seul fait suffit à rendre nécessaire de délimiter pour le lecteur
les fondements de ce droit et ce que son étude contemporaine vise. Outre son
caractère massif du point de vue historique qui rend délicat toute synthèse, il
y a, nous semble-t-il, deux difficultés majeures dans l'étude du droit
hébraïque. La première est l'importance décisive, acquise au cours des siècles,
du Talmud. Corpus extrêmement dense et réputé difficile d'accès, violemment
contesté par la doctrine chrétienne historique du Moyen-Âge jusqu'au vingtième
siècle pour des raisons théologiques, puis par les Lumières depuis l'époque
moderne qui lui reprochent son obscurantisme, le Talmud est bel et bien le
fondement du droit hébraïque depuis plus de mille ans. La deuxième difficulté
réside dans le fait que le Talmud est une discussion sur plusieurs siècles, et
en réalité, une dialectisation de la loi et en particulier de la Michnah, le
recueil de lois tannaïtiques de Rabbi Yehoudah ha-Nassi. Le Talmud ne
représente donc pas la forme aboutie du droit hébraïque, mais il en est la
source dialectique fondamentale. Aucun code de loi, même ceux de Maïmonide ou
de Rabbi Yossef Caro, n'ont pu prétendre à tel statut. Par conséquent, le
développement post-talmudique du droit hébraïque incorpore à la fois une grande
versatilité de l'interprétation légale, liée à l'autorité du Talmud comme
source dialectique, et la nécessité de consolider les arrêtés légaux
post-talmudiques[1].
L'auteur consacre le premier chapitre à définir l'étude du
droit hébraïque comme objet d'étude, chapitre au cours duquel il place le
Talmud au centre de son essai et justifie le terme « droit talmudique » qui est
le titre de l'ouvrage. Il affirme
clairement tout au long de l'ouvrage que l'objet de son étude est d'inviter le
droit comparé à s'intéresser au droit hébraïque. Pour cela, une étude
scientifique du droit hébraïque est nécessaire, qui tienne compte de ses
spécificités historiques, religieuses et sociales – ces trois composantes étant
fortement entrelacées – et qui puisse en dégager quelques lignes de force
directrices contemporaines.
L'ouvrage entre dans le vif du sujet en tentant de définir
le droit talmudique comme ordre juridique religieux (Chap. 2). L'auteur en
rappelle, à juste titre, la difficulté. Le droit religieux n'est pas une donnée
naturelle (dans la tradition religieuse juive, l'existence de tribunaux est une
obligation noahide, c'est-à-dire un commandement universel; dans la
tradition philosophique séculière, le tribunal témoigne généralement de la fin
de l'état de nature) ni même acquise une fois pour toutes (l'auteur donne comme
exemple l'article 371 du code civil français – laïc – qui reproduit
quasi-verbatim le cinquième des « dix commandements » du Décalogue), mais le
fruit vivant de l'intellect humain (p. 10). Trois critères principaux sont
convoqués pour tenter de cerner le droit talmudique: ses sources, son champ
d'application, son mode opératoire. Si les sources premières du droit
talmudique sont incontestablement la révélation au Sinaï et l'origine divine de
la loi, il nous faut reconnaître que ces sources sont sous-entendues plutôt
qu'opérantes dans le domaine du droit. Le mot "révélation" est
d'ailleurs sans équivalent biblique, les termes gilouï ou hitgalout
étant en fait des traductions tardives (post-bibliques); la justification théologique
de Maïmonide est encore plus tardive. De manière plus générale, la conception
théologique d'une révélation parfaitement inclusive qui contiendrait toute la
loi écrite et toute la loi orale, encore à naître, ne se développe qu'au
Moyen-Âge, probablement en réaction à d'autres théologies en constitution[2].
Quoi qu'il en soit, la théologie n'a jamais empêché les décisionnaires de
s'opposer entre eux parfois très vivement. Le droit requiert une forme
d'indécision théologique sans laquelle le débat légal humain serait impossible.
Les conclusions du débat légal constituent la halakhah, la loi juive,
que nous décrivons, depuis la fin de l'antiquité grecque, comme normative. Il n'est
pas évident de savoir jusqu'à quel point nous sommes sous l'influence du monde
contemporain (en particulier scientifique) lorsque nous percevons la halakhah
comme système, ou en tout cas, comme convergente vers un système. Il y a
une cohérence de la halakhah, comprise et déclinée sous différents modes par
l'ensemble des acteurs du droit talmudique. Il est moins aisé d'en définir un
système ou d'en dégager des principes directeurs[3].
Le champ d'application est en apparence plus aisé à distinguer de celui du
droit séculier: le champ d'application de la halakhah est l'ensemble de
l'existence humaine et aucune question humaine, qu'elle concerne le passé, le
présent ou le futur, ne lui est étrangère. Mais là encore, comme le rappelle
l'auteur, la halakhah déborde le cadre normatif puisqu'elle vise, au-delà de la
norme, l'élévation de l'âme (p. 41). Dans le langage midrachique[4],
« les commandements n'ont été donnés que pour que les créatures se
raffinent grâce à eux[5].
» Le législateur divin n'a pas d'intérêt à tel ou tel détail légal (« En quoi
cela importe-t-il au Saint, béni soit-il, que l'abattage rituel se fasse par le
cou ou par la nuque[6] ?»), il est intéressé par
l'homme qui lui répond. Cet argument suffit-il à distinguer le droit talmudique
du droit séculier ? Le droit séculier ne peut-il revendiquer d'autres sources
philosophiques ou morales qui revendiqueraient un champ d'application aussi
large que le droit religieux ? Il reste que sur le plan du droit hébraïque,
certaines questions ont une résolution sur le plan légal humain, mais non sur
le plan divin: dans le langage talmudique, patour midiné adam ve-`hayav
bediné chamayim. Un homme peut être quitte dans le champ de juridiction
humaine et non dans celui de la juridiction divine. Un exemple connu déjà
depuis l'antiquité est celui du médecin qui agit dans l'intention de soulager
le patient et provoque son décès[7].
Il existe ainsi des situations où la trichotomie classique des positions
juridiques (requis, interdit, permis) n'est pas pertinente pour rendre compte
de la typologie des situations de droit (p. 43). L'auteur donne ainsi l'exemple
du principe lifnim mi-chourat ha-din, que l'on traduit par « au-delà des
bornes strictes de la loi », lequel un tribunal peut paradoxalement soutenir et
faire appliquer dans certaines circonstances. Nous pourrions aussi citer le
principe halakhah hi ve-eïn morin ken, que l'on pourrait traduire par «
telle est la loi mais nous ne l'enseignons pas (publiquement[8])
». C'est-à-dire que bien qu'un point de vue soit correct et permette en réalité
une certaine activité, on ne l'enseigne pas. Ceci indique que le droit
hébraïque témoigne d'une grande sensibilité à l'égard de la communauté dans
lequel il s'applique et par conséquent varie d'une communauté à l'autre.
Le troisième chapitre ainsi que le cinquième chapitre reviennent
aux sources et à l'herméneutique du droit talmudique de manière quelque peu
plus approfondie. Là encore il semble délicat de proposer une synthèse.
L'auteur propose de classifier les sources en cinq catégories: la révélation,
la législation rabbinique et communautaire, l'usage (minhag), la logique
(sevara), le cas (ma'asseh). Cette classification ne reflète pas un ordre
chronologique ni même un ordre théologique. Pourtant, ces catégories sont aussi
passées par l'eau et le feu de l'histoire hébraïque et il eût été intéressant
de les analyser dans leur perspective historique. En premier lieu, l'auteur
montre que la révélation, si elle est bien une source du droit hébraïque, se
comprend dans la littérature rabbinique comme une co-présence, un partenariat
qui invite l'homme à prendre une part active dans la juridiction divine (p.
55). Toutefois, il faut indiquer que le développement de cette juridiction
résulte de la volonté de la préserver, d'où le déploiement d'une herméneutique.
Ce double mouvement, dans lequel la préservation implique le renouvellement, se
retrouve dans les taqqanoth (ordonnances) et les gzéroth
(décrets), qui servent de barrières autour de la Torah et en même temps se
joignent intimement à la Torah orale jusqu'à en faire partie intégrante. Ces
ordonnances et ces décrets dépendent grandement du tissu social dans lequel il
s'applique, et pas uniquement de la société juive. Les circonstances des taqqanoth
de Rabbeinou Gerchom, en particulier l'abolition de la polygamie dans le monde
achkénaze, font encore l'objet de débats très vifs entre les spécialistes.
Faut-il y voir une influence de la société environnante (chrétienne), une
conséquence du développement géographique du commerce (les marchands s'absentant
pendant des périodes très longues en-dehors de leur foyer, les rendant suspects
de polygamie non déclarée) ou plutôt une normalisation d'un état de fait qui
existait déjà depuis des siècles ? Il semble que déjà à l'époque talmudique, la
polygamie était peu courante parmi les Juifs. Si tel est le cas, cette taqqanah
serait venu rendre explicitement contraignant un usage plutôt répandu – la
monogamie. De ce point de vue, la taqqanah a un rapport avec le minhag,
l'usage[9].
Comme dans les autres droits, le droit hébraïque reconnaît « la capacité de
l'habitude collective à créer des normes » (p. 58). Ceci rend le minhag
(au sens collectif du terme) particulièrement délicat à cerner. L'auteur
développe l'exemple tout à fait éclairant du qiniane, que l'on peut
traduire par mode d'acquisition ou transfert acquisitif (p.59-61). Les
conditions de qiniane décrites dans le Talmud ont par principe vocation
à être clairement définies en fonction des domaines des partis respectifs. Les
situations humaines impliquent des relations complexes de transfert de
propriété où l'acheteur n'acquiert pas un objet ou un document simplement en le
retirant du domaine du vendeur et en le transférant dans son domaine à lui.
Sans déplacement de l'objet en-dehors du domaine du vendeur, l'apposition d'un
sceau identifiant l'acheteur suffit-elle à rendre valide l'acquisition ? L'un
des partis peut-il se rétracter et si oui, à quelles conditions ? Un ustensile
appartenant à l'acheteur placé dans le domaine du vendeur peut-il recevoir un objet
ou un document qui y est déposé avec effet immédiat d'acquisition pour
l'acheteur ? Toutes ces questions qui sont amplement débattues dans le Talmud
et dans la littérature post-talmudiques sont sujettes aux coutumes locales
reconnues et observées. Là l'importance du minhag est capitale, ainsi
l'usage marchand peut écarter le droit talmudique (p. 59). Toutefois, il
convient d'ajouter que le droit talmudique « reprend ses droits » dans le cas
où l'usage marchand est susceptible d'enfreindre une règle de la Torah,
notamment dans le cas interdit d'un prêt à intérêt ou même d'un soupçon de prêt
à intérêt[10]. La quatrième source citée
par l'auteur est la logique (sevara) dont la définition et l'application
paraissent très large: une idée qui ne repose sur aucun texte, c'est-à-dire ni
sur un verset ni sur la Michnah ni sur la Braïtha (p. 61). L'essentiel retenu
ici par l'auteur est le fait que la logique revêt une force obligatoire et la
même autorité que la Torah. En effet, de nombreux cas essentiels, notamment l'obligation
de se laisser tuer plutôt que de commettre un homicide (en-dehors du cas de
légitime défense), sont décidés dans le Talmud par sevara. Dans ce sens,
l'auteur entend la sevara de manière universelle: une vérité logique
atteinte par le raisonnement humain s'impose à tout être qui est capable de ce
même raisonnement, d'où le caractère contraignant en droit. Cette approche est
à vrai dire plus délicate à cerner qu'elle n'en a l'air: un raisonnement qui
est vrai, même s'il n'est pas élémentaire, devrait aussi s'imposer à tous. Se
pose donc la question de la familiarité avec les axiomes sous-tendant le
raisonnement.
Aussi, bien qu'en apparence, la sevara consiste
donc en une forme élémentaire de logique, évidente et accessible à tous, il
n'est pas clair quel rapport la logique ainsi définie entretient avec
l'herméneutique[11] auquel l'auteur consacre
plus loin un chapitre entier (chapitre 5)[12].
Il n'en demeure pas moins que la sevara occupe une place fondamentale
comme source du droit hébraïque, défendue en particulier par Maïmonide. Le ma'asseh
est à l'autre extrêmité du champ des sources: il s'agit d'une situation vécue,
de laquelle une règle ou un principe a été déduit, soit à la suite d'un
jugement rendu soit par le témoignage d'un comportement ou d'un acte adopté par
un sage ou toute personne reconnue comme une autorité en matière de halakhah
(p. 63)[13].
Clairement distinct de la sevara, le ma'asseh ne se confond pas
avec le minhag, car la règle est ici déduite d'une situation
individuelle. La littérature des responsa (cheéloth ou-techouvoth), qui
est post-talmudique, complète et pérennise les règles déduites du ma'asseh.
Le quatrième chapitre, qui est le plus long de l'ouvrage, est consacré à l'autorité halakhique, le cœur
du judaïsme rabbinique. Résumer deux mille ans de judaïsme rabbinique est
certes une gageure, tant la dynamique mêlant Torah écrite et Torah orale est
subtile. L'auteur en présente quelques jalons. A partir d'Ezra, le droit est
centralisé par le Temple et le Grand Sanhedrin qui est la cour de justice
centrale. Le rôle de Chammaï et de Hillel, deux figures centrales de l'époque
du Second Temple, et l'antagonisme entre leurs écoles, dans la formation
ultérieure de la halakhah est relevé par l'auteur qui note également: « La
division prit parfois un tour dramatique et n'aurait probablement pas pu durer
sans aboutir à un schisme » (p. 73). Les sources talmudiques (Talmud de
Babylone, Chabbath 17a; Talmud de Palestine, Chabbath 1:4 (3c)), ainsi que les
documents de la Gueniza du Caire, témoignent chacune à leur manière de la
bataille, au sens propre, entre les élèves de l'école de Chammaï et de l'école
de Hillel. L'auteur indique qu'ultérieurement, « Gamaliel II entreprend de
restaurer l'uniformité de la halakhah ou à tout le moins de définir ou de
redéfinir les paramètres de l'autorité halakhique, en l'absence d'un Temple qui
ne put jamais être reconstruit. » (ibid.) A la suite des écoles de Chammaï et
de Hillel, la controverse rabbinique (ma'hloqet) se développe grandement
et plus tard encore, à l'époque romaine, son développement ajoutera à l'incertitude
politique. Remarquons toutefois que concernant le droit civil, nous ne
disposons presque pas de matériel légal des écoles de Chammaï et de Hillel (la
quasi-totalité des débats entre les écoles de Chammaï et de Hillel concerne les
lois rituelles)[14]. Le rôle des sages
postérieurs, notamment de Gamaliel II, méritent d'être étudié à cet égard.
Ce que l'auteur appelle droit pré-rabbinique n'est pas
tout à fait clair. Concernant le Sanhedrin et le Temple, nous pourrions presque
dire que le judaïsme rabbinique classique commence à exister à proprement
parler lorsque ces deux institutions perdent de leur influence et finissent par
disparaître. L'autorité morale du Sanhedrin est préservée au moment où il
devient évident qu'il ne pourra pas être reconstitué, de même que les rites du
Temple seront mémorisés et discutés longtemps après sa destruction. Cela étant,
même ces affirmations méritent d'être nuancées pour au moins deux raisons,
toutes les deux amplement documentées dans les sources traditionnelles. En
premier lieu, le droit rabbinique (spécifiquement le midrach halakhique,
l'interprétation légale des textes bibliques) a déjà acquis une dynamique
propre avant la fin du Sanhedrin. Dès l'époque de Hillel, les protagonistes
diffèrent seulement quant au champ d'applications du Midrach[15].
En second lieu, les sources traditionnelles elles-mêmes indiquent une défiance
rabbinique envers la prêtrise et le pouvoir bien avant la destruction du Temple[16].
D'un côté, cette défiance (ou au mieux indifférence) a permis la survie du
judaïsme rabbinique et le développement du droit talmudique; de l'autre, elle a
rendu plus multiforme le droit rabbinique.
Un moment décisif est la compilation orale de Rabbi
Yehoudah Ha-Nassi, la Michnah, aux alentours du deuxième siècle. La Michnah de
Rabbi s'impose à l'ensemble du monde juif et va être étudiée presque avec la
même casuistique, avec le même souci de chaque détail que la Bible. Ce
mouvement appelle une analyse et une discussion approfondies des sources qui
prendront la forme des deux Talmuds, Talmud de Palestine (ou de Jérusalem) et
Talmud de Babylone, puis plus tard des codifications légales. Puisque ces
mouvements constituent la base de l'autorité du droit, comment s'opèrent-ils ?
L'auteur propose l'idée intéressante suivante, basée sur une comparaison avec
le droit français (p. 80):
S'il fallait tenter une
comparaison, elle serait faite avec la « juris-prudence constante » du droit
français: un glissement discret du statut d'autorité persuasive au statut
d'autorité contraignante.
Le sage investi de l'autorité
halakhique dispose d'un pouvoir législateur, tempéré dans les faits par ce
qu'une communauté est en mesure d'accepter. Ce pouvoir est celui décrit par la
Torah elle-même, « Tu agiras selon les instructions qu'ils [les sages] te
donneront » (Deutéronome 17:11), de sorte que même l'ordonnance rabbinique,
puisqu'elle est ancrée dans la Torah écrite, a en principe une portée deoraïta.
De ce point de vue, la distinction entre commandement rabbinique (derabbanan)
et commandement de la Torah (deoraïta) s'estompe (p. 94-95). Cette situation a été universellement
considérée comme le fondement du droit hébraïque pendant des siècles.
Pourquoi ce paradigme de
l'autorité rabbinique a-t-il été remis en question il y a environ deux siècles
? L'ouvrage de F.X. Licari n'apporte pas de réponse à cette question et
sous-entend que la crise séculière (l'émancipation progressive des Juifs comme
citoyens individuels d'états constitués ou se constituant) qui a secoué de
plein fouet le monde juif au XIXe siècle est d'une nature radicalement
différente de toutes les crises précédentes. Les différentes « réactions » à
cette crise sont classées par l'auteur en quatre catégories: le judaïsme réformé,
l'orthodoxie, l'ultra-orthodoxie et le sionisme religieux. F.X. Licari voit dans le judaïsme réformé un «
véritable changement de paradigme» dans la mesure où « la halakhah, de système
juridique puisant sa source dans la Torah, est devenue un système moral ou
éthique s'abreuvant aux sources d'une philosophie universaliste et séculière »
(p. 108). S'il y a des arguments pour soutenir une telle position, il faut
alors remarquer que le conflit est asymétrique entre morale et halakhah et que
toute résolution de ce conflit, dans un sens ou dans l'autre, reste
fondamentalement problématique. De plus, à partir de l'Emancipation, tous les
Juifs sont progressivement devenus des acteurs des états séculiers dans
lesquels ils vivent, donc s'abreuver aux sources d'une philosophie
universaliste et séculière ne caractérise pas plus les Juifs du judaïsme
réformé que les autres Juifs.
En définissant (p. 109) la
néo-orthodoxie à la fois comme adhérant strictement à la halakhah, combattant
le judaïsme réformé et proposant de s'intégrer à la société au sens large (en
l'occurrence germanique), l'auteur donne une définition extrêmement souple et
quelque peu contradictoire de la néo-orthodoxie. La halakhah, au sens classique
du terme, ne pouvait que s'opposer à une intégration dans la société non-juive
(largement considérée comme idolâtre). L'interdiction d'avoir recours à un
tribunal non-juif est un exemple. Or cette interdiction se heurte au XIXe
siècle à la centralisation du dispositif juridique dans les états modernes. De
ce point de vue, la néo-orthodoxie faisait elle aussi l'expérience de la perte
du pouvoir juridique et y réagissait, tout comme le judaïsme réformé.
L'émancipation politique des Juifs, sur le plan individuel, en tant que citoyens
d'états (à distinguer du sionisme politique), était à ce prix. Nous ne pouvons
donc pas partager la conclusion de l'auteur selon laquelle la néo-orthodoxie ne
représente pas un changement de paradigme de l'autorité rabbinique. Dans les
pays d'Europe de l'est, la concentration des pouvoirs étatiques était à un
degré moins avancé qu'en Allemagne ou la France, de sorte que les communautés
juives purent préserver plus longtemps leur système juridique indépendant.
L'orthodoxie fut une réaction aux changements politiques, c'est-à-dire à
l'organisation politique de l'état moderne, réaction dont l'intensité était
fonction du degré de liberté juridique dont les communautés disposaient. Il
n'était donc pas étonnant que l'orthodoxie orientale s'opposât à la
néo-orthodoxie allemande. Dans la mesure
où les communautés juives d'Europe vivait une situation sans précédent, le
principe dina demalkhouta dina (la loi du royaume est la loi) ne pouvait
s'appliquer dans son acception classique. Ce principe va donc recevoir, à
l'époque moderne, une acception maximale de façon à permettre la perpétuation
des communautés juives en exil tout en maintenant l'épine dorsale de la
halakhah (pp. 157-166), même si en France en particulier, « l'Emancipation, le
grand Sanhedrin instauré par Napoléon (1806) ont réduit le droit talmudique à
la portion congrue et la loi du royaume à la part du lion » (p. 167). L'ultra-orthodoxie,
qui est une forme de séparatisme moderne, vise à perpétuer l'indépendance
juridique juive. Selon elle, seule une séparation aussi étanche que possible
avec la société séculière est en mesure de préserver l'indépendance halakhique.
L'ultra-orthodoxie fonctionne au prix, pour ses membres, d'une soumission
croissante au da'at torah et de la censure, elle aussi croisssante, des
opinions dissidentes. L'ultra-orthodoxie est effectivement devenue une orthodoxie
au sens étymologique: même une opinion qui n'a pas d'incidence halakhique entre
dans le champ de compétence du da'at torah et peut être frappée
d'interdit. Comme l'auteur l'observe (p.110-113), il y a là aussi un changement
radical par rapport au fonctionnement de la communauté juive historique.
Il existe des arguments pour
soutenir que le sionisme religieux n'est pas en soi une réaction à la crise
apportée par l'Emancipation. En particulier, il précède l'Emancipation. Mais le
poids politique des communautés juives montées en Erets Israël avant l'époque
moderne est faible. Le sionisme politique, en tant que mouvement d'émancipation
nationale, rompait avec l'attitude traditionnelle qui rejetait l'autonomie
politique juive aux temps messianiques. En particulier, la question du droit
hébraïque, malgré quelques tentatives notables (dont la société pour le droit
hébraïque, créée après la première guerre mondiale) qui refleurissent
aujourd'hui sous différentes formes, n'a jamais été prioritaire dans la
perspective sioniste politique. Le rav A. I. Kook, et les diverses
personnalités du courant mizrahi, demeurent des exceptions de l'heure.
Le fait que l'on invoque encore aujourd'hui le heter mekhirah du rav
Kook (la permission de la vente des terres l'année chabbatique pour contourner
l'interdiction de la cultiver pendant l'année de la chmittah), qui était
une hora'at cha'ah, une instruction d'urgence (qui d'ailleurs fut
âprement combattue), est précisément révélateur de l'absence de consensus
halakhique sur ce sujet. Il est vrai que se développent actuellement des
tentatives sérieuses de concilier l'agriculture moderne aux lois de la chmittah,
notamment par l'institution du otsar beth din, mais toutes les difficultés
n'ont pas encore été résolues, loin s'en faut. De manière générale, les
questions halakhiques que soulève l'état d'Israël sont considérables. Pour ne
rappeler qu'un autre exemple qui affecte des millions de personnes, les banques
israéliennes fonctionnent comme toutes les autres banques au monde et prélèvent
des frais et des intérêts sur les comptes personnels qui sont débiteurs. De
l'avis de tous les décisionnaires (Aharonim inclus), il s'agit d'un
interdit deoraïta. (Dans le cas de comptes professionnels, cet interdit
est évité grâce au héter iska, ce qui n'est pas le cas des comptes de particuliers.)
Certains auteurs ont même argumenté, sans qu'on puisse les soupçonner d'être
partisans de l'ultra-orthodoxie anti-sioniste, que c'est dans l'état d'Israël
que la coexistence du droit hébraïque et du droit étatique (en l'occurrence
israélien) est la plus difficile.
Le dernier chapitre de
l'ouvrage concerne précisément le droit talmudique face au droit des nations. Le
pluralisme juridique, au sens strict du terme, c'est-à-dire la coexistence du
droit talmudique avec celui de l'état, cesse progressivement en Europe dans le
siècle qui suit la révolution française. La relative autonomie des tribunaux (batei
din) est combattue sur le plan politique et décline constamment au XIXe et
XXe siècle. S'il est vrai que même en l'absence de juridiction juives
autonomes, les communautés juives ont traditionnellement préféré l'arbitrage
rabbinique pour les affaires civiles (p.139), il faut comprendre qu'à partir de
l'Emancipation, ce qui était auparavant absolument obligatoire (le din torah)
car aucune alternative n'était concevable pour la majorité des Juifs (la
plupart des Juifs n'aurait pas eu recours à un tribunal non-juif), devient un
choix. L'arbitrage devient une réalité parmi d'autres de l'état libéral,
c'est-à-dire un choix personnel auquel l'individu choisit librement de
s'astreindre. On conçoit dès lors les remaniements qu'il opère dans le tissu
social de la halakhah. De nos jours, une femme agounah (dont le mari
refuse ou est dans l'impossibilité de remettre le guet, le libelle de
divorce) qui vit en Europe a parfaitement conscience que dans la juridiction du
pays dans laquelle elle vit, la décision de divorcer est symétrique en droit,
contrairement au droit talmudique encore en vigueur. Elle choisit (ou non) de
s'astreindre au droit talmudique en attendant de recevoir le get ou de trouver
une solution dans le cadre du droit talmudique. Le droit français, bien que
laïque, reconnaît ce type de situation[17]. De manière générale, il
nous semble que le droit français, comme le droit anglo-saxon considère que le
fait religieux relève du libre choix individuel. L'arbitrage rabbinique est
aujourd'hui aussi un choix. Nous ignorons sur quoi se fonde l'auteur lorsqu'il
écrit (p.139): « Après une longue période de déclin, l'arbitrage rabbinique
connaît ces dernières décennies une véritable renaissance. » Quelles sont les
communautés véritablement concernées ? La question est de savoir si cet
arbitrage se développe en-dehors du monde de l'ultra-orthodoxie. (Il semble que
c'est le cas au Maroc.) De plus, le Chambre d'arbitrage rabbinique en France fonctionne
dans la capitale à Paris sur le modèle jacobin, centralisé, qui représente un
changement substantiel par rapport à l'arbitrage classique (avec ou sans beth
din) qui est par définition local. Nous connaissons plusieurs cas en France
où un tel arbitrage n'a pas pu avoir lieu en raison de la nature locale du
différend[18]. A nos yeux, le caractère
local de l'arbitrage revêt une importance cruciale. Néanmoins les outils de
l'arbitrage rabbinique existent et continuent de se développer dans les tous
les pays du monde où les Juifs vivent et en particulier en terre d'Israël[19].
L'ouvrage de F.X. Licari réussit,
en un peu plus de 150 pages fort accessibles et utilement accompagnées d'un
glossaire, d'un index et d'une sélection de références pour chaque chapitre, à
proposer un tour d'horizon du droit talmudique et à montrer sa richesse et sa
pertinence depuis sa genèse jusque dans le monde d'aujourd'hui.
FDW
[1] La versatilité de
l'interprétation (qui ne signifie pas pour autant que toute interprétation
légale est recevable) est aussi liée aux conditions socio-historiques de
l'exil. Si la diaspora a contribué au pluralisme relatif des décisions légales,
au moins après l'affaiblissement de l'académie babylonienne, elle n'explique
pas à elle seule la virtuosité interprétative des décisionnaires.
[2] Le Bris des
Tables, David Weiss Halivni, Ed. Wolfowicz, 2015: Chapitre 3. Voir aussi Eliezer
Berkovitz, Not in Heaven: The Nature and Function of Halakhah, Ktav
Publ., 1983.
[3] Eliezer Goldman
(1918—2002) fut semble-t-il le premier penseur juif à avoir explicitement posé
la question en termes généraux. En créant le néologisme "méta-halakhah",
il mit l'accent sur l'existence de principes implicites dans la direction du
développement de la halakhah. A la différence de la conception développée par
le rav J. Soloveitchik par exemple, ces principes ne sont pas purement internes
à la halakhah, mais incorporent des données socio-historiques relatives à
l'ensemble de la collectivité qui s'y soumet. La source de base est une
conférence d'E. Goldman, Yessodoth meta-hilkhati'im lahakhra'ah ha-hilkhatith
[Fondements meta-halakhiques à la décision halakhique], qui est transcrite et
enrichie de ses notes dans 'Iyounim 'hadachim bephilosophia chel ha-halakhah,
ed. E. Ravitzki et A. Rozenk, Magnes, Jérusalem, 2008.
[7] Les questions
sous-jacentes sont évidemment très complexes et se ramifient en fonction de la
connaissance et de l'action du médecin, curative ou palliative. Les différents droits ont donné des réponses
parfois très différentes; on notera par exemple que le droit perse et le droit
grec antique s'opposent nettement sur la responsabilité pénale du médecin. Le
cas qui nous intéresse ici est le cas où la négligence du médecin est hors de
cause et où le principe cité est susceptible de s'appliquer.
[8] Les Richonim
comprennent en général ce principe dans ce sens, mais les cas dépendent
largement du public, voire de l'individu, auquel la loi s'adresse.
[9] Et parfois l'usage
contredit la loi. Lorsque l'usage contredisant la loi est extrêmement répandu,
la question se pose de savoir quelle direction prend le droit. Bien que
l'auteur écrive qu' «un usage contra legem ne peut acquérir de force
normative » (p.59), il existe des cas où l'usage s'est imposé contre la loi.
Dans cette situation, les sages du Talmud et postérieurs au Talmud interprètent
le verset `et la`assoth lachem hafrou toratekha, (Psaumes 119) comme signifiant la nécessité
de trouver un moyen de permettre une action auparavant interdite afin de
préserver le noyau essentiel de la Torah considéré comme plus important.
(L'exemple classique de la mise par écrit de la Torah orale, interdit avant la
Michnah, ne semble pas lié à une pratique collective violant l'interdit mais à
la crainte de perdre les enseignements de la Torah orale.) Le prozboul
(moyen légal de rendre permissible le recouvrement d'une dette après l'année
chabbatique de la terre, laquelle a normalement pour effet d'annuler les
dettes), dû à Hillel l'ancien, répond à ces deux critères (usage répandu
enfreignant la loi et principe de `et la`assoth lachem): le texte talmudique dit euphémistiquement que
les gens refusaient de prêter à l'approche de l'année chabbatique par crainte
de n'être pas remboursés, cependant la réalité sociale indique que les
créanciers et débiteurs préféraient violer l'abolition des dettes de l'année
chabbatique; Hillel a alors trouvé un moyen de légaliser le remboursement,
après l'année chabbatique, d'un prêt qui n'a pas encore été remboursé avant
l'année chabbatique, de sorte que la pratique courante ne soit plus sous le
coup d'un interdit de la Torah. Il existe d'autres exemples post-talmudiques,
en particulier à l'époque gaonique lors de l'expansion considérable du droit
des affaires. Pour un exemple détaillé qui concerne aussi le droit musulman (le
souftaja), voir M. Cohen, The "Custom of the Merchants" in
Gaonic Jurisprudence and in Maimonides' Michneh Torah, pp. 95 sqq., in The
Festschrift Darkhei Noam, The Jews of Arab Lands, ed. C. Schapkow et al.,
Brill, Leiden 2015.
[10] Ce qui arrive fréquemment en pratique et constitue souvent un défi
juridique qui peut faire jurisprudence, comme en témoigne la littérature
gaonique. Voir la note précédente.
[11] Le qal va'homer entre par exemple dans cette catégorie.
Cependant, d'une part, il est sujet à des limitations indépendantes de la
logique (par exemple, le fait qu'une peine ou une punition ne puisse être
fondée sur ce principe) et d'autre part, seules certaines occurrences du qal
va'homer sont fondées sur les axiomes de base de la logique. Voir plus bas
notre propos sur l'herméneutique.
[12] Pour des raisons similaires, on est conduit à se demander pourquoi
l'auteur ne cite pas les principes herméneutiques dans sa présentation des
sources du droit talmudique. Ce type d'exégèse ne serait-il pas source du droit
? S'il ne nous paraît pas contestable qu'elle le soit, il faut aussi
reconnaître qu'elle s'achève avec la période talmudique (il n'existe que très
peu de conclusions légales post-talmudiques dans lesquelles l'exégèse du texte
biblique joue un rôle).
[13] Parfois, cependant, le ma'asseh ne concerne pas un sage ni même
un Juif (e.g., Qiddouchine 31a, le comportement de Dama ben Netinah est adopté
par Maïmonide et le Choul'han 'Aroukh et a donc valeur normative).
[14] Alors qu'il est certain que Chammaï et Hillel, ne serait-ce qu'en leur
qualité de vice-président et président du Sanhedrin, ont légiféré en droit
civil. L'institution du prozboul (voir note 7) est un exemple.
[15] Voir par exemple la réaction des Bnei Bateyra
à l'exposition midrachique de Hillel (T.P. Pessahim 6:1).
[16] On peut citer, parmi de nombreux exemples, la
confrontation entre Chimon ben Chetah et le roi Yannaï (T.B. Sanhedrin 19a-b).
Même dans le cas où elle ne serait pas historique (ce qui n'est pas évident),
elle indique une forme évidente de défiance rabbinique à l'égard du pouvoir. On
peut également citer la Michnah Avoth et l'omission évidente des cohanim
(prêtres) dans la chaîne de la transmission de la tradition (1:1).
[17] Le refus de délivrer le guet peut être
sanctionné par les juges d'après l'article 1382 du code civil français. Du
point de vue du droit rabbinique, il faut citer ici l'interprétation du Rambam
(Michné Tora, Hilkhot Ishout, 14:8) qui s'applique ici, puisque par
définition, le tribunal laïc ne saurait forcer le mari récalcitrant à écrire le
guet mais peut lui imposer des dommages-intérêts au titre du préjudice subi par
l'ex-épouse (encore épouse d'après le droit hébraïque). D'autres solutions
existent, indépendamment de l'implication du tribunal non-juif.
[18] Dans deux cas, l'un des partis a renoncé à porter le différend devant
la CAR, mais aurait accepté un arbitrage local au sein de la communauté, lequel
n'a pas eu lieu non plus.
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