mercredi 22 décembre 2010

Le Vieux Démon et les Quatre Coudées du Politique (II)

Hobbes: la justice naturelle sans arithmétique

Ecoutons la seconde figure, Thomas Hobbes, reprendre le fer là où Platon l'avait laissé. Hobbes veut aller lui aussi « aller au tous » et fonder rationnellement le Politique. Mais là où Platon hésite, lui tranchera: il fondera le pouvoir à partir des passions humaines. Ce n'est pas que Platon méconnaisse les passions humaines, ni que Hobbes les connaisse mieux, qui importe ici. La question pour Benny Lévy est de savoir si le pouvoir politique selon Hobbes conserve encore une référence à l'absolu, une référence métaphysique à une instance extérieure à l'homme.

La distinction fondamentale qu'opère Hobbes consiste à séparer droit de nature de loi de nature (Léviathan, I, chapitre 14). Le droit de nature est la liberté d'user de mon pouvoir comme je l'entends. Cette liberté, Hobbes l'entend de façon négative: absence d'obstacles extérieurs. La loi de nature est une règle découverte par la raison par laquelle il m'est interdit de faire ce qui mène à la destruction de ma vie.

Or comme Benny Lévy l'annonce d'emblée, « il y a en deçà de la loi de nature [La royauté naturelle de Dieu] ce que Hobbes appelle un droit de nature et qui échappe à Dieu » (p. 113). L'enjeu n'est autre que celui de l'origine, et on peut dire que pour Benny Lévy, celui qui est capable de nommer l'origine est le maître, ou presque. Discourir de l'état de nature, dans tout système philosophique, présuppose un discours de l'origine. Benny Lévy remonte à cette origine, cette source non dite, non articulée, chez Hobbes. Que trouve-t-il ? Un indice qui résonne à nos oreilles de modernes et qui s'amplifiera après Marx: une certaine désinvolture à l'égard de la naissance de l'homme. Qu'est-ce que l'état de nature ? Hobbes nous dit (De Cive, Chap. VIII, 1) qu'
Il faut que (..) nous considérions les hommes comme s'ils ne faisaient maintenant que de naître, et comme s'ils étaient sortis tout d'un coup de la terre, ainsi que des champignons.
Le texte original est:
consider men as if but even now sprung out of the earth, and suddainly (like Mushromes) come to full maturity without all kind of engagement to each other.

La place est désormais libre pour penser le droit de chacun comme principe dans l'état de nature. Ainsi (à quelques nuances instrumentales près) autrui va pouvoir apparaître d'emblée comme celui qui me menace.

Platon avait recours au mythe et n'en faisait pas mystère. Mais les Grecs distinguaient l'opinion (δοξα) de la science. Penser le droit de chacun comme principe, n'est-ce pas donner raison, précisément, à l'opinion ? Benny Lévy l'affirme (p. 124). Pourtant, au départ, ce n'est pas tant le droit de chacun qui intéresse Hobbes, mais l'articulation du désir humain et de la société civile: il suffit qu'il existe quelques hommes dont les désirs soient illimités pour concevoir une situation dans laquelle tous les hommes, même ceux dont les désirs sont modérés, sont nécessairement jetés dans un combat incessant avec les autres pour le pouvoir. Dans une des phrases autoréférentielles des plus célèbres de sa philosophie, Hobbes va jusqu'à redéfinir le pouvoir de chacun comme l'excès du pouvoir de l'un sur celui des autres:
The power of one man resisteth and hindereth the power of another: power simply is no more than, but the excess of the power of one above that of another.
Le pouvoir d'un homme résiste et s'oppose au pouvoir d'un autre homme: le pouvoir n'est simplement rien d'autre que l'excès de pouvoir d'un homme sur un autre.
Cette définition du pouvoir diffère de celle de Platon et d'autres philosophes politiques en ce qu'elle ne nomme pas d'instance, fût-elle théorique, susceptible de légitimer le pouvoir (la science royale, chez Platon).


Bichvili Nivra HaOlam


Pour autant, Benny Lévy a-t-il raison d'entendre dans cette définition un affaiblissement du sens de l'expression בשבילי נברא העולם (« pour moi le monde a été créé ») du Talmud ? Dans le Talmud, il s'agit fondamentalement d'une obligation de l'homme, à l'égard de soi comme à l'égard des autres. Dans Sanhedrin, Chap. 4, Michnah 5, l'expression est citée dans le cadre de l'interrogation, par des juges, de témoins d'un meurtre. Cette expression vient rappeler que chaque homme a le poids d'un monde créé. Le monde a été créé pour moi, moi la créature faisant face à un Créateur, qui n'est ni moi ni le monde. En réduisant le monde à un monde donné à un instant particulier (en considérant les hommes comme s'ils étaient sortis tout d'un coup de la terre comme des champignons), Hobbes affaiblit le rapport de la créature au créateur. Le pouvoir peut alors se définir, selon une théorie mécaniste des passions, par un rapport de forces. Sur le plan rationnel, la seule légitimité du pouvoir souverain, la seule raison de sortir de l'état de nature, est négative: la crainte de la mort (Léviathan, I, chapitres 13, 14).
And because the condition of Man… is a condition of Warre of every one against every one; in which case every one is governed by his own Reason; and there is nothing he can make use of, that may not be a help unto him, in preserving his life against his enemyes; It followeth, that in such a condition, every man has a Right to every thing; even to one anothers body. And therefore, as long as this naturall Right of every man to every thing endureth, there can be no security to any man, how strong or wise soever he be, of living out the time which Nature ordinarily alloweth men to live.
Et comme la condition de l'homme (comme il a été dit au chapitre précédent) est d'être dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par sa propre raison, et qu'il n'y a rien dont il ne puisse faire usage dans ce qui peut l'aider à préserver sa vie contre ses ennemis, il s'ensuit que, dans un tel état, tout homme a un droit sur toute chose, même sur le corps d'un autre homme. Et c'est pourquoi, aussi longtemps que ce droit naturel de tout homme sur toute chose perdure, aucun homme, si fort et si sage soit-il, ne peut être assuré de vivre le temps que la nature alloue ordinairement aux hommes.
L'obligation n'est donc pas première. Les lois de nature sont rendues rationnellement nécessaires par l'état de nature. Que veut Hobbes au juste ? La même chose que Platon. Ce que désire Hobbes, c'est fonder les du Politique, les quatre coudées du Politique, ou le quant-à-soi du Politique, sans l'Arithmétique de Platon. Que fonde Hobbes finalement en construisant le Léviathan ? Les critiques les plus extrêmes auront à l'esprit les mots de Sir William Temple:

Nor do I know, if men are like Sheep, why they need any government: or if they are like wolves, how can they suffer it.
Que je sache, si les hommes sont des brebis, pourquoi auraient-ils besoin d'un gouvernement; et s'ils sont comme des loups, comment pourraient-ils le supporter ?

Désistement et Autorisation


En quoi cette critique s'applique-t-elle en particulier au Politique de Hobbes ? En ce que Hobbes déduit le pouvoir des passions humaines; qu'après avoir détaché l'homme de la royauté naturelle, il ne trouve plus les moyens d'assembler le Léviathan qu'en termes de désistement:
The only way to erect such a Common Power, as may be able to defend them from the invaison of Forraigners, and the injuries of another, and thereby to secure them in such sort, (…) is to conferre all their power and strength upon one Man, or upon one Assembly of men, that may reduce all their Wills, by plurality of voices, unto one Will: (…) and therein to submit their Wills, every one to his Will, and their judgements, to his Judgment. This is more than Consent, or Concord; it is a reall Unitie of them all, in one and the same Person, made by Covenant, in such manner, as if every man should say to every man, I Authorise and give up my Right of Governing my selfe, to this Man, or to this Assembly of men, on this condition, that thou give up thy Right to him, and Authorise all his Actions in like manner. This done, the Multitude so united in one Person, is called a COMMON-WEALTH, in latine CIVITAS. This is the Generation of that great LEVIATHAN, or rather (to speak more reverently) of that Mortall God, to which wee owe under the Immortall God, our peace and defence .
La seule façon d'ériger un tel pouvoir commun, qui puisse être capable de défendre les hommes de l'invasion des étrangers, et des torts qu'ils peuvent se faire les uns aux autres, et par là assurer leur sécurité de telle sorte que, par leur propre industrie et par les fruits de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, est de rassembler tout leur pouvoir et toute leur force sur un seul homme, ou sur une seule assemblée d'hommes, qui puisse réduire toutes leurs volontés, à la majorité des voix, à une seule volonté; autant dire, désigner un homme, ou une assemblée d'hommes, pour tenir le rôle de leur personne; et que chacun reconnaisse comme sien (qu'il reconnaisse être l'auteur de) tout ce que celui qui ainsi tient le rôle de sa personne fera, ou fera faire, dans ces choses qui concernent la paix et la sécurité communes; que tous, en cela, soumettent leurs volontés d'individu à sa volonté, et leurs jugements à son jugement. C'est plus que consentir ou s'accorder : c'est une unité réelle de tous en une seule et même personne, réalisée par une convention de chacun avec chacun, de telle manière que c'est comme si chacun devait dire à chacun : J'autorise cet homme, ou cette assemblée d'hommes, j'abandonne mon droit de me gouverner à cet homme, ou à cette assemblée, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit, et autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une RÉPUBLIQUE, en latin CIVITAS. C'est là la génération de ce grand LÉVIATHAN, ou plutôt, pour parler avec plus de déférence, de ce dieu mortel à qui nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection .
Ce qui fonde à l'origine le pouvoir souverain et commun, le pouvoir du Léviathan, c'est le désistement concomitant des hommes. Mais cela seul ne suffit pas, le verbe en français « se désister » est intransitif. Il n'indique pas l'objet positif du désistement. Or ce que veut au fond Hobbes, c'est un désistement positif. Comment est-ce possible ? La question a un corollaire immédiat: comment obéit-on au Léviathan ?
La difficulté est manifeste à travers tout le Léviathan et toute l'œuvre de Hobbes. Comme l'écrit Benny Lévy: comment obéir si le dieu est l'œuvre de mes mains ? Ainsi posée, la question n'est plus celle d'une cohérence d'ensemble qui ferait défaut au projet politique. La vision politique devient dérisoire, non plus comme exprimée par Temple plus haut parce que l'homme est une brebis ou un loup, mais parce que l'homme n'est pas appelé à hauteur de créature. Il n'est appelé à répondre que de lui-même d'un pacte fondé sur le désistement, où l'homme est assimilé à une particule dans le champ passionnel de l'existence collective.
Le mystère reste entier. Le désistement est-il consentement ? Articuler le consentement sur le registre de la foi ? Même si la réponse est positive, on peut douter de la possibilité s'en faire une raison, fût-elle éclairée. Pourquoi est-il si difficile de penser le désistement comme positif ? Benny Lévy ne répond pas à cette question (le désistement ne saurait être que bassesse). Mais elle importe au lecteur.

Ne peut-on concevoir une « nécessité d'existence » (pour reprendre la terminologie de Benny Lévy) où le désistement est positif ? Le désistement n'est pas toujours renoncement à l'excellence. Nous parlons de la vie d'hommes, de situations et de choix humains où le désistement n'est ni faiblesse ni bassesse. Dès lors, le maître ne saurait nous reprocher qu'il ne soit pas consentement non plus. Parce que de ce consentement, le maître ne veut pas plus que l'élève. Le poids que l'on fait porter ici à l'homme qui se désiste – poids justifié par le fait immédiat qu'il se dessaisit – n'est pas amoindri par la figure du Léviathan: il est amplifié par la vérité du politique. La difficulté a priori de l'acte de désistement n'est pas surmontée par l'insignifiance du politique mais par une autorisation (au sens étymologique) du politique, c'est-à-dire une autorisation de ceux qui ne sont pas encore les auteurs de la cité.

(à suivre)

mardi 20 juillet 2010

Méditation sur Ticha Beav

Aujourd'hui est Tich'ah Beav: le jour le plus triste du calendrier juif, le jour halakhique de deuil du Temple.

Ce jour est d'abord associé à la destruction du Premier Temple (auquel se réfère Meguilat Eikhah) et à la destruction du Second Temple. Dans la longue histoire du peuple juif, Tich'ah Beav non seulement s'est perpétué comme jour de deuil mais aussi s'est cristallisé comme la réalité massive pluriséculaire de l'exil.
Pendant près de deux mille ans, le peuple juif a vécu comme un peuple exilé de sa terre et de son Temple, dispersé à la surface de la terre, soumis aux nations, sans autonomie politique nationale.

Tout Juif est le produit de cette réalité historique. Et pourtant, dans l'histoire d'Israël, cette réalité a d'abord été perçue comme une réalité religieuse. La littérature des Qinoth [Lamentations] que nous lisons à Tich'ah Beav témoigne non seulement de la catastrophe de la destruction des Temples, mais aussi de la réalité des communautés juives en exil, en-dehors de la terre d'Israël, bien après la destruction du Second Temple. Le Minhag Achkenaz évoque l'autodafé des manuscrits du Talmud à Paris qui eut lieu au milieu du treizième siècle dans la célèbre Qinah attribuée au Maharam de Rothenbourg:

 שאלי שרופה באש לשלום אבליך
 המתאוים שכון בחצר זבולך
השואפים בעפר ארץ
 והכואבים המשתוממים עלי מוקד גליליך

Bien que cet évènement ait eu lieu près de douze siècles après la destruction du Second Temple, cette Qinah est lue dans la plupart des communautés achkénazes du monde et en Israël le jour de Tich'ah Beav.  

Pourquoi ? Quel lien unit la destruction du Temple et l'autodafé de Paris ? L'autodafé de Paris sans aucun doute fut perçu comme l'une des nombreuses conséquences dramatiques de l'exil. Plus étonnant: cette perception n'est pas le produit d'une conscience historique au sens des historiens. Les Juifs contemporains de l'autodafé de Paris ne connaissaient pas et ne cherchaient pas à connaître les détails historiques de la destruction du Temple.  Leur conscience était d'une autre nature. L'histoire n'avait un sens pour eux que relativement au religieux. Comme l'ont remarqué certains historiens, les évènements fondamentaux demeuraient les évènements bibliques en fonction desquels leur vie s'organisait. Ainsi la Qinah אש תוקד בקרבי [un feu m'embrase de l'intérieur] qui date du Moyen-Âge et qui est lue dans toutes les communautés juives (achkénazes et sépharades):

אֵשׁ תּוּקַד בְּקִרְבִּי בְּהַעֲלוֹתִי עַל לְבָבִי צֵאתִי מִמִּצְרָיִם
וְקִינוֹת אָעִירָה לְמַעַן אַזְכִּירָה צֵאתִי מִירוּשָׁלָיִם
אָז יָשִׁיר משֶׁה שִׁיר לֹא יִנָּשֶׁה בְּצֵאתִי מִמִּצְרָיִם
וִיקוֹנֵן יִרְמְיָה וְנָהָה נְהִי נִהְיָה בְּצֵאתִי מִירוּשָׁלָיִם

Un feu m'embrase quand s'élève sur mon coeur le souvenir -- quand je sortis d'Egypte
Et j'élève mes lamentations au nom du souvenir -- quand je sortis de Jérusalem
Moïse chanta un chant inoubliable -- quand je sortis d'Egypte
Et Jérémie se lamenta et soupira -- quand je sortis de Jérusalem 

Le parallélisme entre la sortie d'Egypte, sous la conduite de Moïse, et l'exil hors des murs de Jérusalem, prophétisé par Jérémie, est évident et est relevé par tous les commentateurs. Ce qui frappe un historien comme Yossef 'Hayim Yerouchalmi, c'est que la lamentation est écrite à la première personne (Quand je sortis d'Egypte... quand je sortis de Jérusalem). Dans son livre lumineux Zakhor, il écrit (p. 59, trad. E. Vigne):

Ne voir là qu'une licence poétique serait une grave erreur. Cet usage délibéré du "je" dépasse largement le domaine de la diction poétique; il renvoie à un problème plus large. Car les souvenirs que libéraient les rites et la liturgie, quels qu'ils fussent, n'étaient pas objets d'intelligence, mais d'évocation et d'identification. Remontaient soudainement à la surface du passé -- les indices sont suffisamment nombreux qui en témoignent -- non pas les faits que l'on jugeait avec distance, mais des situations dans lesquelles chacun pouvait plus ou moins se retrouver existentiellement.

Malheureusement, Yerouchalmi reste flou sur ces "situations dans lesquelles chacun pouvait plus ou moins se retrouver existentiellement". Quel mécanisme est-il à l'oeuvre ? Par quel procédé ces paroles parlent-elles aux Juifs qui se retrouvaient pour les chanter ? Ces paroles nous parlent-elles encore aujourd'hui ? Dans la postface à la réédition américaine (Postscript: reflections on Forgetting) écrite plusieurs années après, Yerouchalmi est plus affirmatif: en dernière analyse, c'est la halakhah qui garde, sinon le Juif, du moins la norme du sensé pour le Juif. Le contraire de l'oubli n'est pas nécessairement la mémoire mais la justice. Pour cette justice soit juste, il faut se frayer un chemin dans les turpitudes du monde, -- chemin à la fois individuel et collectif, à la fois personnel et filial --  et marcher. Dans son sens collectif, c'est la halakhah. Les sages du Talmud l'avaient déjà exprimé sous forme homilétique:

הליכות עולם לו (חבקוק 3:6), אל תקרי הליכות אלא הלכות - מגילה כ''ח ע''ב

Les voies du monde sont Siennes ('Habaqouq 3:6), ne lis pas "voies" (halikhoth) mais "lois" (halakhoth). -T.B. Meguilah 28b.

Cependant, une forme de dégrisement est ici nécessaire et il y a un autre point auquel nous aimerions retourner. Les Qinoth ne furent pas composées par pur goût de la poésie. Elles expriment toutes les métaphores que des générations de Juifs aspirèrent à recréer dans leur vie traversée par de nombreuses souffrances. Elles se nourrissent de toute la richesse de l'histoire -- même si l'histoire en tant que telle ne fut pas un objet d'étude pour le peuple juif pendant la majorité de son histoire (voir le chapitre "Historicité et contemporanéité" sur ce sujet dans notre article sur David Halivni).  Ainsi le chant de Moïse אז ישיר משה (Exode 15) auquel se réfère le payetan dans אש תוקד בקרבי pour le contraster avec les pleurs de Jérémie résonne-t-il différemment pour le Juif qui connaît ou a connu l'amertume de l'exil. Les lamentations de Jérémie sont rappelées dans la Qinah avec un verset de Michée (2:4)

וִיקוֹנֵן יִרְמְיָה וְנָהָה נְהִי נִהְיָה בְּצֵאתִי מִירוּשָׁלָיִם

et elles s'approfondissent dans l'existence du Juif qui les lit. Les versets et les expressions bibliques ont elles-mêmes un sens vécu dans le présent. La renaissance de l'hébreu est, elle aussi, le produit de cette histoire singulière de l'exil.

Cette observation mérite d'être réaffirmée: la renaissance de l'hébreu non seulement n'a pas mis fin à cette histoire, ainsi que certains Juifs l'ont cru, mais elle en est le produit. L'indépendance politique des Juifs, sous la forme de l'état d'Israël actuel, n'a pas mis fin à la galout, à l'exil: elle a approfondi, comme les Qinoth que nous lisons, le sens de l'exil. Cet exil existe dans les mots même de notre indépendance - et peut-être même dans nos mots tout court.  











 



   

lundi 12 avril 2010

Le Vieux Démon et les Quatre Coudées du Politique (I)

Introduction

Le texte qui suit est à l'origine une lettre écrite en 2002 issue d'une correspondance avec Monique-Lise Cohen, écrivain et philosophe, qui m'avait invité à dénouer les nœuds du politique et de la théologie. L'occasion m'en avait été donnée à la suite de la parution de l'ouvrage Le Meurtre du Pasteur de Benny Lévy. (…)

La question de savoir pourquoi l'on écrit est une vieille question. La place qu'occupe le roman policier dans la littérature est loin d'être ancillaire. Un des derniers en date, le livre de Benny Lévy intitulé "Le Meurtre du Pasteur", s'il n'appartient pas explicitement au genre du roman policier d'énigme, y est suffisamment apparenté pour mériter d'ouvrir une enquête.

Si l'écrivain écrit « avec les ressources mêmes de l'angoisse » (Pierre-Henri Castel, à propos de Kafka) ou pour arracher les morts à l'oubli (Wiesel), le philosophe, lui, certainement écrit pour tuer ses propres démons. Le vieux démon, c'est au fond toujours le mobile par excellence du crime. Ainsi, dans l'essai de Benny Lévy, de l'engagement politique. L'auteur de roman policier a le loisir de jouer du mobile du crime et élever la duperie au niveau de l'art; le philosophe ne dispose pas de cette liberté. Il y a une corrélation paradoxale: plus le démon est métaphysique, plus le philosophe le traine comme un boulet et moins il parvient à s'en débarrasser. L'auteur de roman policier lui n'aspire à la métaphysique que par surcroît, si le lecteur veut bien lui faire cette grâce – à la condition préalable que ce dernier accepte de se faire berner. Non seulement cette imposture est étrangère à l'entreprise philosophique, mais elle se doit d'être dénoncée.



Du coup, l'aveu originel de Benny (la liquidation de son engagement politique), est-il une honnêteté intellectuelle superfétatoire ou une nécessité philosophique majeure, fondamentale même, qui, toute honte bue, est à la mesure du nouvel enjeu qu'il se propose de nous faire découvrir ? Il n'y a pas de réponse univoque à cette question; ouvrons le livre et commençons l'intrigue.





Platon le Vieux



Dès le début, Platon est convoqué et à mon avis, c'est la partie la plus lisible du livre. Rarement la question du Politique n'a été posée de manière plus incisive que dans ces premières pages. Et pourtant, dès le début, Benny Lévy laisse entendre la thèse qu'il s'apprête à pourfendre: la hauteur du Politique appartient au Politique. Cette thèse – et surtout la manière de la présenter – contrevient à un principe fondamental du roman policier: entre le meurtre et le mobile du meurtre, l'un des deux au départ doit être laissé dans l'ombre. La part de l'ombre (Jean Tardieu) n'importe pas qu'au poète.



Or, si Platon est le nec plus ultra de la question du Politique, nous dit Benny Lévy, c'est précisément parce qu'il en reconnaît, ou touche, l'aporie fondatrice. Le lecteur qui a un peu de flair saisit dès lors l'issue du roman: il va assister à la mise à mort du vieux démon. Cette affirmation brute nécessite une requalification, un raffinement, mais au fond, c'est de cela dont il s'agit. Quel est le vieux démon ? La tentative de fonder, malgré tout, le Politique, c'est-à-dire de dépasser l'aporie, de résoudre le problème que Platon n'a pas su ou n'a pas voulu – un certain doute plane à ce sujet – résoudre. Ce que André Néher appelle « coiffer l'histoire sur le poteau ».



Quelle est l'aporie fondatrice ? L'aporie est que le Politique requiert à la fois l'autonomie humaine vis-à-vis des dieux et l'absolu divin qui fait défaut aux hommes. Sans autonomie humaine, le Politique est ancillaire dans l'économie divine. Sans référence à l'absolu, le Politique est dérisoire.



Le philosophe peut-il véritablement s'adresser à tous et à chacun ? Le philosophe véritable sait que ce pouvoir-là ne lui appartient pas. Or l'engagement politique, c'est précisément aller vers la multitude, la convaincre. Toute l'ambiguïté de l'entreprise est là.



Après tout, Platon occupe à lui seul un tiers de l'intrigue. Si le seul homme vénérable qui trouve grâce aux yeux de Benny Lévy est bien celui-là, l'engagement politique moderne – qui lui ne supportera pas le balancement de l'aporie fondatrice – n'a absolument aucune chance de réhabilitation. On a reconnu ici le principe du suspense – quand la victime du roman policier est désignée, à l'avance.



Nous avons donc à la fois la victime et le mobile du crime. Il est des circonstances où l'on préférerait que le philosophe fût quelque peu davantage malhonnête et plus méticuleux dans l'art de tisser sa toile. La lumière est ici plus vive sur la victime que sur le mobile du crime. Or, comme la résolution de l'énigme exige de se faire dans le sens inverse de la narration, on se prend tout à coup à soupçonner que la victime n'est pas celle qu'on croit être.

(à suivre)

lundi 4 janvier 2010

Loi et morale

Une des questions récurrentes est celle du rapport entre la loi (halakhah) et la morale. Assurément il s'agit d'une question délicate. Cette question peut se poser sur un mode théorique mais aussi sur un mode pratique; elle peut aussi se poser sur le plan collectif ou sur le plan strictement individuel.

De plus, poser la question de cette façon suppose que la loi et la morale soient (minimalement) définis. Autrement dit, poser la question de cette façon requiert une théorisation minimale de la loi d'une part et de la morale d'autre part.

Enfin, poser cette question suppose que la loi et la morale soit (minimalement) autonomes, ou au moins que la loi et la morale opèrent dans deux champs suffisamment indépendants pour que la question ait un sens autre qu'un rapport de causalité.