mercredi 20 avril 2011

Liberté ?

Le Seder de Pessah commence par un appel qui dérange (et qui, par conséquent, rompt avec le "seder", l'ordre): 
 

La Haggada de Sarajevo

הָא לַחְמָא עַנְיָא דִּי אֲכָלוּ אַבְהָתָנָא בְּאַרְעָא דְמִצְרָיִם

כָּל דִּכְפִין יֵיתֵי וְיֵיכוֹל

כָּל דִּצְרִיךְ יֵיתֵי וְיִפְסַח

הָשַׁתָּא הָכָא

לְשָׁנָה הַבָּאָה בְּאַרְעָא דְיִשְׂרָאֵל

הָשַׁתָּא עַבְדֵּי

לְשָׁנָה הַבָּאָה בְּנֵי חוֹרִין

Voici le pain de misère que nos pères mangèrent en terre d'Egypte

Quiconque a faim vienne et mange

Quiconque est dans le besoin vienne et celèbre Pessah

Cette année ici, l'an prochain dans le pays d'Israël

Cette année esclaves, l'an prochain hommes libres

L'appel (que la tradition a incorporé sous le terme מגיד, "Maguide") est en araméen et non en hébreu, c'est-à-dire la langue vernaculaire, parlée à l'époque du second Temple et pendant les siècles qui sont suivi sa destruction. Il est appel à partager le "pain de misère". Seul l'acte de rompre la matsa pour partager nous engage vers notre libération future. Seul cet acte qui compromet l'ordre ambiant et nous fait basculer dans l'imprévu, dans une responsabilité imprévue, malgré tous nos calculs, nous fait entrevoir la délivrance.

Il est bien connu qu'il existe différentes versions de הא לחמא עניא. En particulier, une des versions manuscrites contient le texte suivant en hébreu

השתא הכא, לשנה הבאה בירושלים

אתמול היינו עבדים והיום בני חורין


A présent ici, l'an prochain à Jérusalem

Hier nous étions esclaves, aujourd'hui (nous sommes) des hommes libres



La version (marocaine) que l'on peut écouter ici incorpore en partie la version ci-dessus. La différence essentielle entre ces deux versions est que dans la première, nous sommes encore esclaves (הָשַׁתָּא עַבְדֵּי), l'année prochaine, nous serons libres (לְשָׁנָה הַבָּאָה בְּנֵי חוֹרִין), alors que dans la seconde, apparemment plus positive, nous étions esclaves  (אתמול היינו עבדים), aujourd'hui nous sommes libres ( והיום בני חורין).

Cette différence a été abondamment commentée par les érudits, notamment en se fondant sur des hypothèses historiques. L'exil hors de la terre d'Israël expliquerait ainsi la première version, où la liberté des hommes n'est évoquée qu'au futur; aussi l'anniversaire de notre soulèvement contre les Egyptiens ne pourrait être fêté complètement. Inversement, les Juifs de retour (ou davantage préoccupés par le retour) en terre sainte seraient plus enclins à prononcer la seconde version, complétée par l'espoir de voir Jérusalem reconstruite.

Cependant, nous préférons voir la force du rituel ailleurs que dans son éventuelle justification historique. La plupart d'entre nous qui suivons ce rituel disons la première version, me semble-t-il. La force de ce passage est qu'il nous interpelle, nous comme esclaves, maintenant. Précisément parce que nous ne sommes pas libres. Dans le monde effrayant dans lequel nous vivons, l'appel du הא לחמא עניא devrait nous interpeller et nous secouer. Malgré la sortie d'Egypte, malgré la sortie de l'idolâtrie, nous ne sommes pas libres. Pas encore. Les raisons contemporaines -- pour qui sait honnêtement les reconnaître -- à notre condition d'aujourd'hui ne manquent pas.  Nous ne sommes donc ni sortis d'Egypte (Mitsrayim) ni sortis de l'idolâtrie. C'est peut-être la grandeur de notre tradition de nous le rappeler si vivement.

Nos sages, avec un humour dont nous avons malheureusement perdu la saveur et dont il ne nous reste peut-être que l'amertume, ne manquent pas d'apprécier la grandeur des civilisations auxquelles ils eurent à faire face. La grandeur de ces dernières ne pâlit qu'en rapport à leur aveuglement. La grandeur de la philosophie grecque n'est-elle pas dans la dignité de son questionnement ? Questionnement qui ne souffre aucun rival, fût-il céleste. Le sage juif est frère de ce questionnement. לא בשמים היא, la Torah n'est pas dans les Cieux, répondent les sages au grand Rabbi Eliezer, lorsque ce dernier semble leur apporter une preuve céleste (Baba Metsia 59b). La recherche de la vérité est souveraine et c'est en cela que réside sa dignité. Nul lieu de questionnement ne peut rester dans l'ombre de la recherche de la vérité, sinon le Lieu des lieux, le point de gloire auquel toute question reste suspendue...  

Les érudits, fidèle à la conceptualisation spinozienne, verront-ils dans cette suggestion une ultime projection d'un souci de contemporain ? Plus loin que la Grèce antique, remonteront-ils jusqu'aux rives du Nil pour reconstituer à partir des affects hébreux la libération d'Egypte ? Qu'importe. הא לחמא עניא, voici le pain de misère que nulle érudition n'a anticipé et qui rompt la certitude du savoir. Nous qui vivont à une époque que nous persistons à appeler moderne savons que le savoir -- ou l'accroissement du savoir -- ne mène pas nécessairement à la liberté. Il se peut que cet enseignement-là soit très ancien. Le savoir ne mène à la liberté que s'il est précédé d'un partage plus grand. Ces paroles appellent aujourd'hui, maintenant, à des actes concrets à l'égard de l'étranger, actes dépourvus de certitude, en-dehors des catégories de pensée que nous avons patiemment élaborées. Sinon raconter la sortie d'Egypte n'est qu'une supercherie. L'enseignement du מגיד est précédé du יחץ. Les paroles qui visent à la connaissance ne viennent qu'après le bris de la Matsah -- préparée כהלכה dans la hâte et pourtant si longtemps attendue. מצה שמורה, Matsah chemourah, -- bien entendu ! --, c'est-à-dire pain azyme que nous avons si jalousement gardé... et qu'il faut briser à présent. Liberté.

Le souvenir de la sortie d'Egypte nous rappelle que cette liberté-là -- qui fut celle de nos ancêtres -- reste à conquérir.

כֹּה אָמַר יְהוָה, זָכַרְתִּי לָךְ חֶסֶד נְעוּרַיִךְ, אַהֲבַת כְּלוּלֹתָיִךְ--לֶכְתֵּךְ אַחֲרַי בַּמִּדְבָּר, בְּאֶרֶץ לֹא זְרוּעָה.


Hag Samea'h !







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